
3 Rois et 1 Galette

Depuis des semaines, les rois avaient entrepris un voyage. Ils étaient trois : Melchior, le Persan*, un vieux bonhomme aux cheveux blancs et à la barbe longue ; Balthazar, l’Arabe, parvenu au milieu de sa vie ; et Gaspard, tout jeune encore, né dans l’Inde lointaine. Tous étaient rois dans leur pays, mais rois d’un genre particulier: en plus de régner sur leur peuple, chacun était aussi un mage, un magicien. Quand cette puissante étoile avait éclos dans leur ciel, ils surent tout de suite qu’elle leur montrait une direction. Ils plantèrent là peuple et royaume, choisirent chacun un bon chameau, un cadeau merveilleux, et se mirent en chemin. Ils étaient partis tout de suite, mais la route était longue. Les panneaux, les langues changeaient sans cesse, et on ne peut nier qu’ils s’étaient un petit
À la table du dîner, on discuta de choses et d’autres, de clochers, de croissants, de bretzels et d’Orient. Les mages racontèrent leur étoile, l’an- nonce d’un enfant qui serait né dans une étable à Bethléem. On évoqua les cadeaux... Seppala, qui était curieux comme une pie, demanda d’une petite voix : — Des cadeaux de rois ? Je n’en ai jamais vu. Vous ne voudriez pas nous les montrer ? C’était justice, après tout : le boulanger et sa boulangère leur offraient l’hospitalité. On leur montra donc les cadeaux: l’encens, dont la fumée à l’odeur merveilleuse porte les prières jusqu’aux narines du Bon Dieu ; la myrrhe, qui sert à préparer les morts avant de leur dire adieu ; et l’or, dont la réputa- tion n’est plus à faire. Seppala admira surtout le plat d’or, cadeau du plus vieux des rois mages, Melchior. Un magnifique disque de métal précieux, gravé dans le plus pur style des orfèvres* persans ; brillant comme le soleil du matin. La nuit, Seppala ne put pas s’endormir. Il pensait, repensait au magnifique plat d’or que les rois mages leur avaient dévoilé au dîner. Peut-être même qu’un diable de la montagne tourmentait le boulanger, lui répétant à l’oreille : « Le plat... le plat d’or... à quoi ressemblait-il, déjà ? C’était si beau... » D’un bond, Seppala sauta du lit. Il voulait le revoir ! Il traversa la maisonnée, entra doucettement dans la chambre des rois, et ouvrit en toute délicatesse les bagages de Melchior. Il était là, le plat d’or ! Aussi beau, à la lueur de la nuit, aussi rayonnant que jamais.
Mais était-ce vraiment de l’or? lui souffla le démon. Peut-être le roi mage comptait-il offrir du plaqué ? Ou même un plat en laiton très bien poli ? Il n’y avait qu’un moyen de le savoir. Seppala porta le bord de l’objet à sa bouche et il... croqua dedans! Car c’est ainsi qu’on faisait, en ce temps-là, pour vérifier les monnaies. Bonne nouvelle : le plat était bien d’or massif. Mais, à cause du coup de dents, il se trouvait un peu tordu. Seppala mordit à nouveau le métal, afin de le détordre. Et ce fut encore pire : à présent, le cadeau de Melchior était tordu dans l’autre sens ! Il fallait faire quelque chose. Seppala glissa le plat sous sa chemise puis sortit, pieds nus, de la maison. Il courut en direction de la montagne, loin des rues, des faubourgs, des jardins et des prés. Il s’agenouilla sur le bord d’un torrent, posa le disque d’or sur un rocher bien plat, ramassa une pierre et clang ! bim ! bong ! martela le métal pour lui rendre sa forme. Tandis que Seppala travaillait, un maudit diablotin lui flanqua une bourrade. Le plat sauta des mains du boulanger et plouf ! tomba dans le torrent. Le boulanger fit de son mieux pour repêcher le trésor, mais celui-ci s’évanouit dans le courant. Le plat d’or de Melchior était perdu. Oui, bel et bien perdu.
Seppala rentra chez lui à toutes jambes et ralluma ses fourneaux. Il n’avait plus beaucoup de temps avant le réveil de ses hôtes. Car il avait des défauts, Seppala, mais il était doué pour une chose : confectionner les plus merveilleuses pâtisseries qui soient. De belles galettes dorées comme un soleil, garnies d’une onctueuse, d’une mousseuse pâte d’amandes. Il enchaîna les tentatives, tout le restant de la nuit. Toutes les galettes qui sortaient de son four, à son avis, étaient ratées : pas assez ronde, pas assez jaune, trop cuite... La qualité devait être parfaite ! Enfin, au moment même où le jour se levait, alors qu’il avait dépensé sa dernière mesure de farine, il défourna* l’ultime galette. Parfaitement ronde, brillante et lourde comme de l’or, tout ornée d’arabesques tel un bijou persan. Mais... catastrophe ! (Ou bien encore une farce d’un vilain diablotin ?) À un endroit, la pâtisserie se creusait, un petit renfoncement se formait ! Ça n’allait pas du tout ! Vite, Seppala attrapa le premier ingrédient à la por- tée de sa main, une fève, un haricot tout sec, tout simple, et le glissa sous la croûte. À présent, sa « galette des Rois » était parfaite ! Il la plaça, encore toute chaude, dans les affaires de Melchior et retourna se coucher, pas très fier de lui.
La maisonnée se réveilla bientôt. On se prépara, on se dit au revoir. Le pauvre Seppala se forçait à sourire aux rois mages, à jouer le jeu. Ils n’allaient sûrement pas tarder à comprendre, à découvrir la catastrophe. Et certainement alors qu’ils le changeraient en grenouille, à distance. Pour lui apprendre ! On ne sait pas ce qui se passa à Bethléem, dans la crèche, quand les rois mages parurent devant l’Enfant Jésus et déballèrent leurs cadeaux. Seppala, le boulanger de Villé, attendit en tremblant, un mois, deux mois, sa « grenouillisation ». Il se levait inquiet, il se couchait inquiet. Il s’inquiéta toute une année durant. Or, qui repassa par Villé un an plus tard, au tout début janvier ? Qui demanda gîte et couvert au boulanger Seppala ? Les trois rois mages, mais oui ! Une fois tous installés pour dîner, Melchior prit gravement la parole : — Bon, Seppala... Pour le plat d’or, nous nous sommes débrouil- lés. Nous le savons, tu as agi comme tu pouvais pour rattraper ta sottise. Cependant... Gaspard coupa la parole à son aîné : — ... Nous voulons à nouveau goûter ta délicieuse galette ! Ainsi fut fait : Seppala, soulagé, passa toute la nuit aux fourneaux et confectionna des galettes pour tout le monde.
La même nuit, les rois mages montèrent au Champ-du-Feu. Là-haut, ils déployèrent tous leurs talents de magiciens et, pour le restant de l’année, bannirent les diables, diablesses et diablotins. Depuis cette année-là, dit-on, les trois rois mages reviennent dans la région à chaque Épiphanie, afin d’exorciser la montagne. Et tous les bou- langers de Villé – et ceux des environs – confectionnent, en souvenir, de belles « galettes des Rois »... avec une fève cachée dedans.
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