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La Fileuse en Folie

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En ce temps-là, toute chose était gigantesque : dans des villages grands comme des villes, d’immenses personnes vivaient dans des demeures interminables. Leurs enfants géants jouaient avec des chats géants qui s’enfuyaient et cassaient tout dans la maison : vases géants, bibelots géants et vaisselle géante. Quand les enfants géants avaient bien fait les fous, leur maman les grondait et constatait les dégâts : cheveux en désordre, vête- ments déchirés... Ensuite, en soupirant, elle leur préparait un goûter géant, passait du fil épais dans une énorme aiguille et s’attaquait à repriser les immenses déchirures de leurs habits géants.  Et ce fil de géant, justement, où était-il confectionné ? Chez une fileuse, voyons. Une fileuse géante.

Elle s’appelait Frau* Berchda et habitait une caverne bien propre et fort pratique, au pied des falaises de la région de Marmoutier. Frau Berchda vivait seule : car pour filer du bon fil, solide et régulier, on ne peut pas s’embarrasser de marmots et encore moins d’un mari. Elle filait, filait un bon coton qui donnait les plus beaux tissus de la région. Bref, une vie agréable, sauf pendant les nuits saintes. Durant ces quelques jours du début de l’hiver, fini le rouet*, arrêté le filage, oubliés chanvre et lin*: il était formellement défendu, d’interdiction divine, d’en- tortiller le moindre brin de coton. Et pourquoi cela ? Parce que dans cette période, entre Noël et l’Épipha- nie, les jours recommençaient à rallonger. Le soleil, qui, jusque là, s’était de moins en moins montré, devait reprendre son travail et chasser les ténèbres. Or, d’après vous, que se serait-il passé si le soleil avait glissé un œil dans une maison où une fileuse filait ? Il aurait vu la roue du rouet tourner, tour- ner à n’en plus finir, toujours dans le même sens. Le soleil en aurait oublié de combattre la nuit, et l’hiver ne se serait plus jamais arrêté... Pour cette raison, dans le temps des nuits saintes, on arrêtait tous les rouets. Une semaine avant Noël, ou bien deux, on avait frappé à la porte de Frau Berchda: un marchand de laine, qui apportait de l’ouvrage et venait prendre les bobines terminées. Il portait avec lui un énorme ballot ; la pro- messe d’un travail pour longtemps. — Alors, cher monsieur, que m’apportez-vous là ? Du chanvre à faire les cordelettes ? Du lin, pour des chemises d’été bien fraîches ? Du coton, pour lacer le corsage des demoiselles ? — Nenni, nenni, ma belle : la plus douce, la plus crémeuse des laines qui soient.

Le colporteur dénoua son ballot et empoigna à pleines mains une laine pure, une laine douce comme de la neige. Frau Berchda n’en avait jamais vu d’aussi belle. Filer une telle matière, ce serait un bonheur, un câlin ; une prière. — Et combien pour le tout ? — Oh, quelques piécettes de cuivre feront l’affaire. Mettons treize, et restons-en là. Frau Berchda entendit le prix sans y croire : à ce tarif, cette laine était donnée ! Ce colporteur n’avait donc aucun sens du commerce ? Elle le regarda par en dessous, détailla son visage, pointu comme un museau, son habit rouge à franges, sa barbichette grisâtre, miteuse... Bah, si le marchand était mauvais en calcul, ce n’était pas sa faute à elle ! Elle lui topa dans la main et acheta le ballot. Enfin seule, Berchda se dépêcha d’installer cette superbe laine sur son métier à filer. Elle garnit le fuseau, forma la pointe du fil, l’enroula, donna un premier coup de pédale. La roue se lança et la matière coula entre ses doigts, que c’en était une caresse. Elle pédala, pédala toute la journée, et le fil blanc prenait vie de sa main, sans effort, comme par magie. Au soir, elle s’arrêta, épuisée et ravie. Elle n’avait jamais pris autant de plaisir à l’ouvrage, et les dieux savent combien elle aimait son métier ! Le lendemain matin, elle se leva d’un bond, se prépara en vitesse et se remit au travail. Elle fila, fila, oubliant l’heure, oubliant les repas, et fila du bon fil jusqu’au milieu de la nuit. Elle s’inquiéta alors : à continuer ainsi, elle viendrait bien trop vite à bout de sa laine. Que ferait-elle ensuite ? Nul ne savait quand le colpor- teur repasserait !

Mais le ballot de matière semblait toujours entier. Elle soupira, soula- gée, se coucha et rêva fils, ficelotes et ficelles. Le lendemain fut du même ordre, et le surlendemain, et tous les jours qui suivirent. Tous les matins, Frau Berchda s’attelait au filage. Elle ne s’ar- rêtait que lorsqu’elle tombait de fatigue. Les bobines achevées s’entassaient partout dans sa maison, et sa pelote de laine semblait inusable, infinie. Et puis vint la Noël ; mais Frau Berchda ne sortit pas de chez elle. Elle était bien comme cela, avec son petit feu de sarments*, son rouet et sa laine. Et elle fila toute la nuit : désormais, elle ne sentait plus le sommeil. Et tout le lendemain encore, qui est la fête de saint Étienne, elle fila ; et ainsi de suite pour les jours suivants, la Saint-Jean, le jour des Innocents... Elle filait, filait, et c’était si bon de sentir naître le fil de ses mains, de voir le rouet tourner, de l’écouter ronronner comme un chat... Il lui paraissait même qu’elle n’était pas si seule : toutes les fileuses du monde filaient le même fil avec elle, et cet étrange colporteur se tenait auprès d’elle, dans sa maison, et la regardait faire en souriant, et elle ne se rappelait pas l’avoir invité de nouveau à entrer... Au-dehors, Noël était passé depuis longtemps. Or, les nuits conti- nuaient à grandir, les jours à raccourcir. Car Frau Berchda avait bravé l’interdit absolu: elle filait les nuits saintes! Et le soleil, pris au piège du rouet, en oubliait de repousser la nuit. À présent, la fileuse sentait cette laine, entre ses doigts, pour ce qu’elle était réellement : du poil, du poil gris de vieille barbe... La barbe même du colporteur, qui se tenait tout contre elle ; du colporteur ? Du diable, oui ! Car c’était lui, et personne d’autre ! Berchda aurait bien coincé le fil à présent, bloqué la roue, arrêté cette folie. Mais ni ses pieds ni ses mains ne lui obéissaient. Et à côté de l’ou- vrière, le diable laissait filer sans fin sa barbe, et ricanait sans s’arrêter...

Il ne pouvait en être ainsi. Le Bon Dieu, tout là-haut, s’aperçut bien que quelque chose ne tournait plus très rond ; que le soleil demeurait fasciné par le rouet de Frau Berchda. Il ne fit pas dans le détail. Il agita les doigts au-dessus de Marmoutier. L’éclair tomba sur la caverne de la fileuse. Et tout ce qu’il toucha, Berchda, rouet, bobines et ballot, fut transformé en pierre ! De justesse, le soleil s’ébroua*, frotta ses yeux, et partit au galop pour rattraper son retard. De cette époque, il ne reste plus rien. Juste une roche en pointe, près des falaises de Marmoutier : le rocher du Fuseau. Le dernier signe d’une fileuse géante qui s’était laissé prendre au piège de son ouvrage.

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