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La Bûche de 6 Jours

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Louise était seule à la maison. Ses parents avaient dispensé la jeune fille de messe de Noël, pour qu’elle surveille le feu et empêche la bûche de s’éteindre. Il faut dire que cette bûche de Noël, on était allé la choisir en forêt à l’automne et on l’avait mise à sécher soigneusement. Ce soir-là, avant de se rendre à l’église, le Popa l’avait disposée dans le poêle avec beaucoup de cérémonie. La bûche, d’un bon bois bien serré, parfumé, était censée brûler jusqu’à l’an nouveau, c’est-à-dire six jours d’af- filée. Son feu devait chasser au loin tous les mauvais esprits, durant ces nuits fragiles où le temps danse avec l’éternité. Louise était donc restée au foyer et, assise dans la Stub, elle veillait sur le feu. Mais qu’est-ce qu’il faisait bon, dans la maison! Comme la douce lumière des bougies de l’avent poussait à la rêverie... Les longs cheveux de

Louise, serrés par un ruban, se détachaient et descendaient sur ses yeux. Elle sentit sa tête rouler entre ses épaules ; elle s’endormit. Elle s’éveilla en sursaut : on frappait à la porte. Elle se rendit présentable et se hâta d’aller ouvrir. Devant elle, toute droite dans le vent d’hiver, vêtue d’un léger manteau de laine, les cheveux nus déjà pleins de flocons, se tenait une vieille dame qui regardait Louise jusqu’au fin fond de l’âme. La jeune fille en était sûre, nul n’avait jamais aperçu cette personne au village. — Oui ? Que puis-je pour vous ? — Ah, enfin vous ouvrez ! De mon temps, les jeunettes mettaient plus d’empressement à accomplir leurs tâches, voui voui... Mais bref, je suis fri- gorifiée, vous me laissez entrer chez vous un moment ? Et avant même que Louise ait fini de comprendre, la vieille dame se glissa dans le vestibule et claqua la porte. Toujours caquetant et blablatant, elle gagna la belle pièce et la bonne chaleur de la bûche de Noël. C’est qu’elle trottinait à toute vitesse ! Louise la suivait comme elle pouvait, tout en se demandant jusqu’où pouvait aller l’hospitalité. — Un peu de thé, madame? Des Bredele à l’anis? J’ai fait les petits gâteaux ce matin, ils sont encore tout tendres. — Voui voui, dites tout de suite que j’ai des dents de grand-mère... Je plaisante ! Merci bien. La vieille dame remonta coquettement ses cheveux attachés, qui des- cendaient sur ses joues comme des ailes toutes douces ; elle grignota un Bredele, puis deux, puis toute l’assiette. Il en fallait plus, semblait-il, pour la tenir en place. Elle se releva et partit explorer la maison. 

— Oh, qu’est-ce donc que cela ! Voyons, Louise, là d’où je viens, on ne fait pas ainsi ! La jeune fille accourut à la cuisine, tandis que la vieille dame mettait déjà tout en désordre le tiroir des couverts, et balançait aux quatre vents les cuillers, les fourchettes et même le grand couteau à désosser. — Madame, c’est très gentil, mais... — Voui voui... Et là-bas, qu’est-ce donc que je vois ! Qui m’a flanqué cela ici ? Et la voilà à nouveau dans la salle à manger, à tirer un banc loin du poêle, afin de repousser le berceau du petit frère, afin de déplacer le panier du chat... — Madame, je vous assure que... — Voui voui, heureusement que je suis là. Et dans la cave, tout est en ordre, au moins ? La pauvre Louise dut lui courir après dans le dangereux escalier. Elle n’osait pas mettre la main sur l’épaule de la dame, ni la forcer d’une quel- conque manière. Et pourtant, la visiteuse travaillait du chapeau*. Personne d’autre ne se serait permis de... Cling! Un bruit de verre brisé retentit dans la cave, suivi d’une forte odeur de framboise. Louise se précipita vers les dégâts : le schnaps, toute la bouteille de schnaps du Popa était tombée par terre ! Explosée, fracassée ! Et la vieille dame, rieuse, portait la main à sa bouche : — Voui voui, quelle maladroite je fais ! Il faut dire que ce n’est pas très bien rangé... — Bon, maintenant ça suffit ! Louise fulminait. Elle désigna, rouge de colère, l’escalier de sortie :

— Vous vous êtes réchauffée, vous avez bu, vous avez mangé, alors maintenant, débarrassez le plancher ! La vieille dame eut un sourire amusé et s’inclina : — Voui voui. De toute façon, j’allais partir. Je ne peux plus rester. Elle remonta à l’étage avec une Louise sévère sur ses talons, retraversa la pièce à vivre et regagna le vestibule. Malgré tout, une question papillonnait dans les pensées de la jeune fille. À l’instant, quand la vieille dame était passée devant la couronne de l’avent allumée, avait-elle projeté une ombre ? Et tout à l’heure, quand elles se trouvaient dans la cave, à la lumière du soupirail ? Une ombre, une honnête ombre d’être humain ? Louise avait beau réfléchir, elle ne se sou- venait plus. Comme la bûche de six jours brûlait dans le poêle, les mauvais esprits ne pouvaient pas entrer dans la maison. Cette vieille folle était donc bien réelle. — Eh bien, joyeux Noël, madame. Je ne vous ai même pas demandé votre nom. Vous êtes... ? — Voui voui, joyeux Noël, Louise. Joyeux Noël. Et sur ces mots, comme elle était venue, la vieille dame disparut dans le rideau de neige qui effaçait les rues. Épuisée par la visiteuse, Louise retourna néanmoins à la cave pour net- toyer les dégâts. Après quoi, elle se remit à veiller le feu. Sa tête roula une fois, deux fois... Elle s’endormit. Quand la famille s’en revint de la messe, on s’embrassa, joues fraîches contre joues rouges, et la nuit de Noël reprit son cours. Louise observait le poêle, inquiète : la bûche était-elle magique ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Elle était, semblait-il, bien moins consumée que dans son souvenir du début de soirée. Le lendemain était le jour du grand déjeuner de Noël. Louise apporta son aide, bien sûr. Dans l’effervescence des préparatifs, elle fouilla de la main dans le tiroir, ramena l’ustensile qu’elle cherchait, puis repensa fur- tivement à la vieille folle (voui voui !) : si le couteau à désosser s’était trouvé à son endroit habituel, Louise aurait empoigné sa lame à l’aveuglette, et se serait affreusement blessée. Le jour de l’an, on partit en promenade. On chargea un peu trop le poêle et, au retour, il brûlait comme l’enfer. Si, le soir du réveillon de Noël, la vieille dame n’avait pas déplacé le panier du chat, il aurait pu, à présent, prendre feu, et le berceau avec, et puis le banc... et puis toute la maison. Enfin, un matin de janvier, le Popa sortit bûcheronner dans les bois. Avant de se mettre en route, il voulut se remplir une gourde de schnaps. Louise, gênée, lui avoua qu’elle avait cassé la bouteille par accident : il n’en restait plus une goutte. Le père s’en alla en grognant. Il ne rentra que le soir, dans le brouillard et un froid infernal : — Heureusement que je n’ai pas bu de schnaps, que j’avais l’esprit clair pour m’orienter. Par ce brouillard et par ce froid, avec un coup dans le nez, je serais mort gelé sans retrouver la maison. La jeune fille repensait à la visiteuse de Noël ; cette vieille dame qui venait de nulle part, qui avait frappé là, chez eux et chez personne d’autre. Une vieille dame qui, en y repensant, ressemblait fort à Louise... avec soixante années de vie en plus.

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